6.6.06


Guido de Giorgio
QUAND LES TOURS S'EFFONDRENT

Le Vieux de la Montagne se réveilla: il regarda la plaine et la fièvre de la plaine, parcourant des yeux tours et pinacles, traça sur la terre sèche un signe étrange, et parla ainsi dans la nuit :
Comme une fausse trêve dans une fausse nuit, ainsi dans cette longue agonie séculaire les constructeurs de tours font des nids au vent de leur bêtise: mais à chaque souffle de tourmente nouvelle, les tours s'écroulent. Les tours s'effondrent, ô constructeurs de tours.
Depuis des siècles vous tissez la tromperie, votre tromperie, ô constructeurs de tours ; et les siècles vous dévorent; au fond des siècles en vérité, dans l'invisible désert qui se déroule parallèlement à votre cheminement corrompu et titubant, il y a l'éternité, constructeurs de tours, ô constructeurs de tours.
Chaque tour est un ver et tous les vers sont milice du Grand Ver qui dans les mailles de votre fable obscure sème mort et décrépitude. Il vous plut d'ignorer que tout ici n'est rien là si le siècle à genoux ne chante pas la louange de l'Apparence dans la clarté d'un rire et la perpétuité d'un signe. Il vous plut d'oublier que la pensée n'est qu'une courte échelle qui donne sur les parois du Grand Abîme, et pendant des siècles vous avez enchaîné la raison à l'illusion des pensers stériles et des philosophies fallacieuses. Il vous plut d'agir comme dans un cirque, où le but à atteindre n'est qu'un doigt qui joue avec la poussière, et la récompense un batte-ment de palmes. Et c'est ainsi que vous avez créé la forêt des idoles de bois, des épaisses broussailles, des arbres privés de sève. Au milieu de tant d'opprobre, de tant d'inanité, vous agitez vos chaînes en criant votre liberté, vous, esclaves de naissance et d'élection, créateurs de petits frémissements : constructeurs de tours, vous ne voyez pas le sourire du Grand Ver qui, accroupi sur le seuil de l'antre, guide votre jeu et débauche votre fureur. Hommes, la station debout vous fut donnée pour que votre œil perçût parmi les tourbillons de poussière terrestre la fuite du supramonde, qui court comme un océan de fixité autour de votre planète immobile, ô constructeurs de tours : mais vous êtes agenouillés pour regarder et au lieu de la Grande Lumière vous vous acharnez sur votre ombre pour rajeunir les méandres d'un petit monde, un monde qu'on étale parmi les éclairs d'une lumière qui apparut quand vous le voulûtes, ô constructeurs de tours.
Extrait de "L'Instant et l'Eternité", editions Archè.

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